Le 10 juillet 2020, le Conseil d’Etat de la République de Turquie officialisait la conversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée. Un bâtiment chargé d’histoire. Il fut tour à tour église orthodoxe, église catholique, mosquée, puis musée. Ce retour en tant que mosquée Sainte-Sophie interroge l’opinion occidentale. S’improvisant défenseure du christianisme, elle se demande si les Turcs, maîtres des lieux depuis 1453, vont respecter l’endroit. Les Turcs vont-ils détruire les mosaïques ou les recouvrir de chaux ? Vont-ils préserver ce lieu ? Pour répondre à ce procès d’intention, nous passerons en revue dans cet article un certain nombre d’évènements passés.
La basilique Sainte-Sophie et sa destruction à l’époque byzantine
La structure imposante de l’édifice actuel remonte à l’empereur Justinien. Datée du VIème siècle, elle est la troisième église bâtie à cet endroit. Les deux précédentes ayant connu un sort funeste.
Les émeutes de 404
Au début du IVème siècle, la basilique Sainte-Sophie n’est pas encore le bâtiment majeur de Constantinople. Commandée en 325 par Constantin, l’édifice ne s’achève qu’en 360. C’est son fils, Constance II, qui l’inaugure à cette époque. En 404, une série d’évènements aboutit à sa destruction. A cette époque, l’archevêque de Constantinople est Jean Chrysostome. Un homme religieux connu pour sa rhétorique et son engagement envers les pauvres. Un discours qui déplait à une partie de l’aristocratie de la ville. Remettant en cause la religiosité de membres influents de la cour, notamment l’impératrice, il est condamné et expulsé cette année-là. Le petit peuple le soutenant se venge de cette décision.
C’est ainsi que de grandes émeutes éclatent dans Constantinople à partir d’aout 404. Durant ces évènements, les émeutiers incendient la première basilique Sainte-Sophie. Celle-ci est détruite. Il faut attendre 415 et l’intervention de l’empereur Theodose II pour sa reconstruction. Ainsi, la première destruction de l’édifice est l’œuvre… de chrétiens.
La sédition Nika de 532
En janvier 532, Constantinople est sous tension. Premièrement, la politique fiscale que mène l’empereur Justinien n’est pas appréciée. Cela se traduit par un mécontentement d’une partie de la population. Laquelle population était dans l’attente de réformes. Deuxièmement, l’empereur venait de perdre une grande bataille contre les perses. Ce qui avait un impact significatif sur sa popularité. Troisièmement, d’après les historiens les rivalités sociales étaient à leur comble. Celles-ci éclatèrent lors des traditionnels jeux de courses.
En effet, dans l’Empire Romain d’Orient, la société était composée de factions appelées dèmes. Ces dèmes avaient une fonction sociale et politique. Identifiables à leurs couleurs (Bleus, Verts, Rouges et Blancs), les dèmes s’opposaient également dans le domaine sportif. Chaque faction politique avait donc son équipe aux traditionnelles courses de char, et ses supporters. La situation s’envenima quand des membres de factions mis à mort pour meurtre s’échappèrent pour trouver refuge dans une église. La foule composée de supporters des Bleus et des Verts demanda à l’empereur de gracier les criminels. Celui-ci refusa et des émeutes éclatèrent durant une semaine.
Selon les historiens, les émeutes de Nika furent les plus violentes de toute l’histoire de la ville. En effet, la moitié de la ville fut incendiée. Le palais de l’empereur quant à lui fut assiégé. De plus, certains corps de l’armée se mutinèrent tandis qu’une partie de l’aristocratie préparait un coup d’État. Justinien songea même à quitter la ville. Dans ce chaos généralisé, la basilique Sainte-Sophie ne fut pas épargnée. Incendiée le 13 janvier, elle ne résiste pas aux flammes et s’effondre, une deuxième fois.
Justinien ne tarde pas à la reconstruire. Sitôt la révolte matée, il décide de la reconstruire le 23 février de la même année, en beaucoup plus grand. Ainsi, la deuxième destruction de l’édifice est encore l’œuvre… de chrétiens.
La destruction des mosaïques byzantines
La question de la préservation des mosaïques de la mosquée Sainte-Sophie revient assez régulièrement. En demi-teinte, on soupçonne les détenteurs de l’actuelle mosquée Ayasofya de vouloir y attenter. Cependant, il est à noter que les premiers destructeurs de mosaïques byzantines furent… les byzantins eux-mêmes.
La première période iconoclaste
Dans les tables de la loi, le premier commandement stipule : « Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque ». Fort de cette recommandation qui associe polythéisme et représentation des images, l’empire byzantin connu une période iconoclaste.
Léon III L’Isaurien, qui règne de 717 à 741, initie ce mouvement. De 726 à 730, il évoque l’iconoclasme dans ses discours qui rallient de plus en plus de monde. Soldats, petit peuple, membres du clergé… En janvier 730, il promulgue l’édit iconoclaste. Tous les dignitaires religieux refusant de le signer font l’objet de mesures de destitution ou d’exil. Son fils et successeur Constantin V poursuivit cette politique en usant de répression contre les réfractaires. Léon IV le Khazar, fils de Constantin V, prit la même direction. Il faut attendre 787 et le deuxième Concile de Nicée pour que les icones puissent réapparaitre au grand jour.
Cependant, durant cette période, nombres d’églises furent vidées de leurs représentations imagées. La basilique Sainte-Sophie, « Grande Eglise » de Constantinople, n’a pas fait exception.
La seconde période iconoclaste
En 815, l’empereur Léon V l’Arménien restaura l’iconoclasme. Détail important, c’est au sein même de Sainte-Sophie que la destruction des représentations figurées fut ordonnée. Ce même empereur se fit assassiner par le futur Michel II… à l’intérieur de la basilique Sainte-Sophie. La seconde période iconoclaste s’arrêta officiellement jusqu’en 843. Cette date est retenue par les historiens pour marquer « le triomphe de l’orthodoxie » sur « l’hérésie iconoclaste ». C’est donc à partir de cette date que les icones reviennent à la basilique Sainte-Sophie. Néanmoins, certains documents attestent que l’idéologie iconoclaste perdura après cette date. Ainsi, on sait que l’iconoclasme de certains personnages importants est débattu jusque dans les années 860. Et, en 870, le quatrième Concile de Constantinople stipule dans ses canons l’interdiction de l’iconoclasme.
Ainsi, il apparait que la destruction des premières mosaïques et icones que contenaient Sainte-Sophie est le fait des Byzantins eux-mêmes. Un clergé iconoclaste aux ordres d’un pouvoir impérial iconoclaste. Lesquels considéraient que toute représentation figurative était proscrite. A ce titre, les mosaïques restantes remontent à minima aux années 840. Plus aucune trace ne subsiste des mosaïques initiales.
Le pillage de Sainte-Sophie par les Croisés
Autre fait important, le pillage de Constantinople et de Sainte-Sophie par les Croisés. En 1198, le Pape Innocent III lança un appel à la Croisade. Initialement prévue pour le Proche-Orient, celle-ci s’orienta vers Constantinople, capitale de l’Empire Romain d’Orient. Depuis le grand schisme de 1054, Catholiques et Orthodoxes s’accusaient mutuellement d’hérésie et s’excommuniaient les uns les autres. C’est ainsi que les milliers de Croisés partis de Venise en 1202 se retrouvèrent l’année suivante aux portes la ville afin de l’assiéger. Au premier siège de juillet 1203 succéda un second, décisif quant à lui, en avril 1204. Et c’est ainsi que contre l’avis du Pape, les Croisés prirent la ville, n’épargnant ni ses habitants, ni la fameuse basilique.
Sainte-Sophie bafouée
Pendant trois jours, la ville subit pillages, incendies, meurtres et viols. Les conquérants dépouillent les églises de leurs objets précieux. A l’intérieur de la basilique Sainte-Sophie, ils font entrer des mules pour charger leur précieux butin. Dépourvus de toute morale, il convient même une prostituée à danser devant le trône du patriarche orthodoxe. Un témoin oculaire, Jean Masarites d’Ephèse, raconte :
« Alors, de partout, les places, les maisons à deux ou trois étages, les établissements sacrés, les couvents, les monastères d’hommes et de femmes, les divins sanctuaires et même la Grande Eglise de Dieu [Sainte-Sophie], le palais impérial, furent envahis de guerriers, porte-glaives privées de raison qui respiraient le meurtre, portaient le fer, la lance, l’épée et le poignard, archers, cavaliers »
En plus du traitement brutal réservé aux vaincus, le même témoin raconte que l’iconographie fut détruite par les Occidentaux :
« Les saintes Images, murales ou mobiles, du Christ, de la Mère de Dieu et des saints, qui, depuis l’éternité, plaisaient à Dieu, ils les jetaient à terre. […] proféraient insanités et blasphèmes, arrachaient les enfants aux mères et les mères aux enfants, violentaient sans honte les vierges dans les enceintes consacrées, sans craindre le châtiment divin ni la vengeance des hommes. Ils dénudaient la poitrine des femmes pour voir si une parure ou un objet d’or accroché s’y cachait ; Défaisaient les coiffures et retiraient les voiles des têtes. (…) Partout, ce n’était que lamentations, cris de douleurs et de malheur. (…) Ils massacraient les nouveau-nés, tuaient les femmes tempérantes, dénudaient même les femmes âgées, et les outrageaient. Ils torturaient les moines, les frappaient du poing, leur foulaient le ventre de leurs talons, rouant de coups ces corps vénérables ».
Pillage de Sainte-Sophie, témoignage de Nicétas Choniatès
Un autre témoin des événements, l’historien Nicétas Choniatès confirme les scènes que décrit Jean Maritès d’Ephèse. Le lettré dépeint le pillage de la basilique Sainte-Sophie dans les termes suivants :
Prise de Constantinople, peint par Domenico Tintoreto (1580)
« Ils jetèrent les sacrées reliques des martyrs en des lieux que j’ai honte de nommer. Ils répandirent le Corps et le Sang du Sauveur. Ces précurseurs de l’Antéchrist, ces auteurs des profanations, qui doivent précéder son arrivée, prirent les calices et les ciboires, et après en avoir arraché les pierreries et les autres ornements, ils en firent des coupes à boire. On ne saurait songer sans horreur à la profanation qu’ils firent de la grande Église Sainte-Sophie. Ils rompirent l’autel, qui était composé de diverses matières très précieuses, et qui était le sujet de l’admiration de toutes les nations, et en partagèrent entre eux les pièces, comme le reste des ornements dont mon discours ne peut égaler la beauté ni le prix.
Entrée des Croisés dans Constantinople, oeuvre d’Eugène Delacroix (1852)
« Ils firent entrer dans l’Église des mulets et des chevaux, pour emporter les vases sacrés, l’argent ciselé et doré qu’ils avaient arraché de la chaire, du pupitre, et des portes, et une infinité d’autres meubles, et quelques-unes de ces bêtes étant tombées sur le pavé qui était fort glissant, ils les percèrent à coups d’épée, et souillèrent l’église de leur sang et de leurs ordures. Une femme chargée de péchés, une servante des démons, une prêtresse des furies, un repaire d’enchantement et de sortilèges, s’assit dans la chaire patriarcale, pour insulter insolemment à Jésus-Christ; elle y entonna une chanson impudique, et dansa dans l’église. On commettait toutes ces impiétés avec le dernier emportement, sans que personne ne fît paraître la moindre modération. »
Témoignage d’un Croisé
Les témoignages ci-dessus sont ceux de byzantins. Il serait aisé de les accuser de mensonge ou d’exagération. Cependant, les Croisés eux-mêmes les corroborent. Ainsi, le moine cistercien allemand Gunther de Pairis, qui prit part à ce pillage, raconte :
« Une fois la ville prise, et devenue nôtre par droit de conquête, les vainqueurs s’employèrent avec ardeur à la piller. Alors l’abbé Martin se mit, lui aussi, à songer à la part qu’il pourrait retirer du butin, afin de ne pas rester seul les mains vides au milieu de toute une armée enrichie. Mais, parce qu’il n’estimait pas convenable de porter la main sur le butin séculier, l’idée lui vint de se tailler une part de ces reliques dont il savait qu’il y avait grande abondance en ces lieux. […]On conservait là un important trésor d’argent provenant de toute la région d’alentour, ainsi que de précieuses reliques, apportées des églises et des monastères voisins, dans le vain espoir de les mettre en sécurité en ces lieux »
Sainte-Sophie et les autres églises étaient livrées au pillage. Mais les religieux qui s’y réfugiaient étaient également pris à partie :
« Martin, lui, estimant que seuls des objets sacrés valaient la peine de commettre un sacrilège, gagna un lieu plus secret: la sainteté des lieux lui semblait promettre ce qu’il souhaitait par-dessus tout découvrir. Il se trouva là en présence d’un vieillard, avec une belle tête, une chevelure et une barbe abondante. C’était un prêtre, mais son allure était bien différente des prêtes de chez nous; aussi Martin, persuadé d’avoir affaire à un laïque, sans perdre son calme, mais prenant une voix redoutable, l’apostropha violemment disant: «Allez, perfide vieillard, montre-moi les plus riches des reliques que tu gardes, ou la mort immédiate châtiera ton refus!»
Le pillage de Sainte-Sophie, des douleurs encore présentes
L’impact psychologique de ce pillage fut tel que les plaies mirent huit siècles pour cicatriser. Il a fallu attendre 2004 pour que Rome demande pardon à l’Eglise Orthodoxe, et que l’Eglise Orthodoxe accepte ces excuses.
Sainte-Sophie entre les mains des Ottomans
Ayasofya à l’époque ottomane
L’année 1453 annonça une ère nouvelle pour Sainte-Sophie. Le 29 mai de cette année, après un long siège, le sultan Mehmet II entrait dans la ville. Ses ancêtres avaient tenté de la prendre trois fois auparavant. Mais par sa ténacité et par la force du destin, il était parvenu à en prendre possession. Le premier endroit où il se rendit fut Sainte-Sophie. La population civile y avait trouvé asile. Le sultan Mehmet accorda la liberté et rendit leurs biens aux habitants de la ville qui s’y étaient réfugié. Puis, selon le chroniqueur ottoman Tursun Bey, il éprouva de la tristesse devant le délabrement des lieux.
En effet, plusieurs tremblements de terre avaient endommagé le bâtiment. Certains avaient même causé la chute de tout ou partie du dôme. Après y avoir effectué une prière de remerciement pour la conquête, il engagea la conversion de l’édifice en mosquée. Pour ce faire, il le racheta de ses fonds personnels au patriarche orthodoxe. En 1462, il inclut le bien dans sa fondation pieuse qui en demeura propriétaire légal jusqu’à sa transformation en musée.
La restauration des lieux
Panneau à l’entrée Sud d’Ayasofya contenant un texte prophétique (hadith) qui relate la conquête de la ville par les musulmans.
Mehmet II fit construire un premier minaret. Son fils Bayezid II en fit construire un second. Les versets coraniques remplacèrent les mosaïques. Durant son règne, Soliman le Magnifique fit installer deux grands chandeliers ramenés de sa campagne de Hongrie. Il chargea l’architecte Mimar Sinan de rénover l’édifice. Celui-ci ajouta deux autres minarets et renforça le bâtiment par des contreforts. Plus tard, le sultan Murat III installa deux gigantesques urnes en albâtre pour les ablutions. Ensuite, Mahmut Ier y fit construire une medresa et un endroit réservé à la distribution pour les pauvres. Au XIIIème siècle, l’édifice devint donc un véritable külliye. Enfin au XIXème siècle, Abdulmecid fit rénover totalement l’édifice par les deux architectes suisses, les frères Fossati. L’édifice demeura le cœur spirituel de la capitale ottomane jusqu’à sa fermeture en musée.
Conclusion
L’histoire de Sainte-Sophie nous montre que les Turcs ont toujours pris soin de ce lieu. Sous leur règne, jamais il n’a été pillé, incendié ou n’a été un lieu de crime. En le rendant à l’Islam, le gouvernement Turc le rend à sa fonction première : l’adoration de Dieu. Alors que tout le monde pouvait la piétiner sans vergogne du temps où elle était un musée, il faut désormais se déchausser pour y pénétrer. Alors que n’importe qui pouvait s’y déshabiller sans aucun respect, la pudeur est désormais de rigueur. Et puisque la vocation de ce lieu est d’être universel, désormais Ayasofya est ouverte à tous, à toute heure, et l’entrée est gratuite.
Tant que les femmes ont le droit de prier devant les hommes si elles le souhaitent, why not…